SORTIE
le 23 février 2016
à la Saint-Lazare
du
HEROS MALGRE LUI
de
MARIA CARPI
Collection bilingue : Les fruits étranges
isbn : 978-2-915886-47-4
17€
RÉSURRECTIONS
(traduit par Mariana Dinelli)
Paulo Bentancur
"Combien de résurrections peut supporter le corps ?",
demande le poème du "Chant 1", du Héros malgré lui. Une chance
pour celui qui en aura tant, se dépêche d’observer, à part soi, le lecteur le
plus distrait. Cependant... Mourir étant si vivant en soi, même de mort, ne
demande pas de continuation. Et elle, néanmoins, vient. Dans l'abandon, la
force ne disparaît pas, non. On peut y renoncer, mais elle est là, ombre et
bribes, et avec elles, la capacité de construire la nouvelle construction.
Maria Carpi
a cette marque de douce agilité dans sa poésie, ce pouvoir de frayer un chemin
de croix sans noyer son poème de sang et, avant, de l’abreuver, trouver la fontaine
qui l’aidera à continuer exsangue, mais vivant, bien que lancinant dans sa
lucidité de tant de pertes et, dans la perte, tant de découvertes.
Le Héros
Abandonné est, en ces termes, un paradoxe. L'héroïsme exige reconnaissance
et, avec lui, valorisation. Carpi creuse dans l'odyssée interne de l'affection,
cette amère odyssée sans retour, et par un tel voyage fait de contemplation
rare, constatation illuminée par l'impuissance dans la menace de la mort,
arrive à la marge: unique endroit habitable. La marge qui nous met à la dérive,
mais ne nous renverse pas. Marge étroite par nature, mais large par la générosité
du se perdre dans ce qu’on sent ?
Le poète
est plus que la possible conscience de son temps; il est le dessin continu du
se dissiper et de la communion avec le sang perdu et, parce que communié,
récupéré. Les plaies viennent pour orner ce qu’aucune brillance facile n’ornerait
avec tant de grandeur.
La mort
qui sauve
Maria Carpi
a, derrière ses vers extrêmement épurés, un glisser d'oiseau nocturne qui, tout
en connaissant la fin qui l'a recueillie, se précipite vers la reprise contenue
dans cette même fin. Comme dans un éternel retour. Comme dans le temps futur
contenu dans le temps passé d'Eliot. Ou se nourrissant de la forme comme dans
un retour inexpugnable du soi même. "Dans la forme je me trouve moi même", a écrit Bakhtin. Et,
toujours dans la ligne bakthiniènne, de non-coïncidence, l’incompatibilité et la non-conclusion.
Ici, le
poète reconnait dans le héros l'anti-héroïsme, ou, au plus près, le processus naturel de deshéroïsation.
Le potentiellement élu - dans ce cas, élue - se livre dans la perte de l'élection non devenue événement, dans la
reconnaissance non recueillie (parce que non trouvée), à une essence qui se redessine
contre toute cette espèce d’absence qui serait représailles. Présent dans
l'abandon de l'autre, pierre sans le poli de la caresse, "corps dans le
suaire de formol".
Maria Carpi
réunit, dans quatre séries de poèmes numérotés: premièrement, le scénario de
l'abandon, une espèce de précipice subtil où la chute se fait horizontale car déjà
la douleur jaillit de sa propre résistance (le cheval comme partenaire d'une
journée où l'épique ennoblit le drame); deuxièmement, l'endroit où habite
l'être, en plus d'être la toile de fond, est "vulnerabilité" pour marquer
les frontières de la joie dans un endroit où il y a deux couleurs, une chaude,
qui "(..) apaise / et réconforte. Nettoie et allaite / le petit. En
contrepoint, la douleur froide".
Dans la
troisième série, la chute est soulignée par son vertige, bien que ce vertige
verbal soit le suc d'une poétique déchirée et, en même temps, le rigoureux
équilibre de Carpi, équilibre qui empêche n'importe quel vertige prévisible,
soutenant la chute non seulement chantée comme la propre chute de la vie, que
le poète-femme convertit au sol dans un constant mouvement, en condition
(in)humaine de ne pouvoir témoigner d’une ampoule allumée, "reste
vital, perte inévitable". Dénommée " La chute des Fruits",
cette partie, l’avant-dernière, surprend avec l'admirable souvenir de ce qu'il
faut tomber en aimant, que sans amour il
n'y a pas chute. Et s'il y a amour, même tombant, elle ne s'appellera chute,
mais descente d'un manteau. La descente de la poète - comme la massive majorité
de ses pairs, auto-condamnés à l'enfer – se termine avec le délicat chuchotement
de celui qui cueille, dès que main et visage embrassent la terre. Et
l'embrassent, d'ailleurs.
Elle tombe
et, sans compter et chanter les blessures, sème le terrain aride qui ne la
soutient pas. Territoire qu'elle nourrit de la sève de sa défaite, jamais de la
déflagration de la fin. Par là, la sécheresse s’évanouit et c’est tout le suc,
la présence, même en l’absence du désiré.
L'abandon subvertit son tarissement, le rendant, avant qu’il ne soit moins, plus,
le surgissement de l'ineffable haleine du courage sans la présomption de ceux
qui construisent.
Quel grand
coeur, quel coeur! Coeur à rendre fou toute une anatomie, selon Maïakóvski
parlant de lui. Maria Carpi, cependant, prise de l'abandon du monde (jamais
désenchanté par l'évident, bien qu’inévitable ressentiment, mais réenchantée
par la "matière dure qui transpire"), partie du geste le plus extrême
et le plus inattendu: "retirer tout le soutien, / y compris l'ombre du
corps. / Y compris l'eau des yeux".
Biche, la
poète anticipe, avec sa chair, la flèche invasive et blesse l'objet de son
martyre avec le don de son âme physique. Reste d’elle-même, elle tente de subsister, "malgré l'âme, la
résistance de l'âme". C'est ça se déshabiller, c'est ça découvrir le
grand art, accessible à quelques artistes, mais à de rares humains: admettre de
voir autour, "laissant tomber les excès, / l'excédent de la matière, tout intime, sans hostilité, / non plus l’écorce du
rêve. »
Sauvée de l’erreur
du cri immédiat, aveuglant, la poète s´attache (et sans s´attacher, au fond)
aux "débris qui glissent encore des pages. (...) / (...) le murmure //
phosphorique. Ce qui reste / et qui jamais ne sera parole". Là son poème
sera sincèrement recueilli, vocabulaire d’une douceur sèche, sans déviation,
son rythme s’attèle à un souffle minimum de respiration reprise après le coup
qu’il n’annonce pas, ne chante pas, ne réclame pas.
La
blessure, bien que mortelle, ne tue pas. Les fruits tombent. Mais la poussière,
destinée au palais des enfants de la chute, a faim et pousse dans le temps.
Le héros malgré lui déclare, sans
orgueil, mais sans aucun auto-apitoiement: "Je tombe du tomber".
Quel
amour est-ce ?
Quel est
cet amour qui se complaît, au toucher, tombant comme qui plonge et, en lui nous
perdant ? "Pour bien / tomber dans
l’amour il faut refuser / les ailes. Et laisser la cicatrice voler".
Au bord de
l’ironie, se situe semblable résistance, coeur de tant ressources: "tomber
dans la vertu / est plus terrible / que s’élever par le vice ". "Personne
ne compatit" en "hosties du tomber", si cette chute est
le profond assaut de l’endroit où rares sont ceux qui le fréquentent, au moins ils le
soupçonnent d’exister. Région d’affection dans
la plénitude où il n’y a pas de prix,
pas de disputes mesquinement reprisées dans la routine des relations, beaucoup
moins d’âpres monnaies contre le désamour
sourd à l’amour qui entonne son hymne sans ostentation.
Qu’est cet
amour ? C’est l'amour, le seul. De fait peu le connaissent et tel, il surgit comme
un thème, dans toutes les formes d'art,
et depuis des millénaires. On parle seulement de ce qu’on ne connaît pas. Le
désir d'amour est tel, qu’il s’impose comme le désir et écrase l'amour
possible, puisque l'amour ne demande ni la hâte ni le prix, seulement le zèle pour le reconnaître
dans sa secrète demeure.
Maria Carpi
habite là. Elle y a toujours vécu, apparemment, et
elle nous révèle, sans le sophisme de la jouissance facile ni la rancoeur de
l'amertume de la divergence, chaque recoin de ces chambres antiques et de
lumière propre, mais quasiment imperceptible. Chambres où "me manquent
des vers pour mourir" et, si la poète "exhale la dernière
poésie," elle le déclare comme une forme incontournable pour avertir
que la vérité arrive à être un détournement,. Mais qu’elle ne peut être négligée.
Ce que la quatrième
et dernière série du livre confirme, surmontant la torture commune de tant de
personnages malheureux devant ce sentiment permanent et mortel (également vital)
avec une tendresse inaccoutumée et la plus inaccoutumée force morale et lyrique
d'un être qui dit: "Je, macule, en ton magnificat ". L’amour
surmonte les amants, mais il ne dépasse pas la sensibilité de Maria Carpi,
poète capable, main dans la main avec le
genre qui choisit, de refonder le monde et de cette façon, hisser à la lumière ce
que les hommes jettent dans l'ombre, refaire le précieux parcours du plus grand
trésor : d’être condamnée à l’abandon et cependant, capable de devenir l'outil,
la monnaie, le médicament, la poésie, la beauté - réponse à renverser ceux qui,
tombant, ont renversé qui était destiné au vol.
montage de Mariana Carpi
Chant 3/ La chute des fruits
14
Quel vertige : je suis toujours
au bord. Non au bord de l’abîme.
Ou au bord de ta peau
transpirante. Non au bord du résumé
d’être ensemble, rempart
d’où s’envolaient les rêves.
Ni au bord de l’assiette creuse
ou de la cuillère rase. Ou du mur
qui sépare l’enfance de l’arbre
toujours de l’autre côté, au bord
du fruit suspendu ou de l’étoile
qui tombe. Quel vertige : je suis
sur le point de tomber de ma bouche.
Et il n’y a pas comment m’ôter
cette faim de tomber. Il n’y a pas
comment avaler ce qui émerge
mot, en tombant à l’intérieur.
Il n’y a pas comment remédier à
un couler à pic constant des entrailles
à la bouche. Avant je veux, au bord
de la vieillesse, tomber enceinte à nouveau
à la lumière de ma chute
sans lexique et réparations. Comme Sarah,
je veux engendrer le fils de l’éclat de rire.