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mercredi 24 février 2016



SORTIE 
le 23 février 2016
à la Saint-Lazare

du

HEROS MALGRE LUI
de
MARIA CARPI



                        Collection bilingue : Les fruits étranges
                        isbn : 978-2-915886-47-4
                        17€






RÉSURRECTIONS
(traduit par Mariana Dinelli)

Paulo Bentancur

"Combien de résurrections peut supporter le corps ?", demande le poème du "Chant 1", du Héros malgré lui. Une chance pour celui qui en aura tant, se dépêche d’observer, à part soi, le lecteur le plus distrait. Cependant... Mourir étant si vivant en soi, même de mort, ne demande pas de continuation. Et elle, néanmoins, vient. Dans l'abandon, la force ne disparaît pas, non. On peut y renoncer, mais elle est là, ombre et bribes, et avec elles, la capacité de construire la nouvelle construction.
            Maria Carpi a cette marque de douce agilité dans sa poésie, ce pouvoir de frayer un chemin de croix sans noyer son poème de sang et, avant, de l’abreuver, trouver la fontaine qui l’aidera à continuer exsangue, mais vivant, bien que lancinant dans sa lucidité de tant de pertes et, dans la perte, tant de découvertes.
            Le Héros Abandonné est, en ces termes, un paradoxe. L'héroïsme exige reconnaissance et, avec lui, valorisation. Carpi creuse dans l'odyssée interne de l'affection, cette amère odyssée sans retour, et par un tel voyage fait de contemplation rare, constatation illuminée par l'impuissance dans la menace de la mort, arrive à la marge: unique endroit habitable. La marge qui nous met à la dérive, mais ne nous renverse pas. Marge étroite par nature, mais large par la générosité du se perdre dans ce qu’on sent ?
            Le poète est plus que la possible conscience de son temps; il est le dessin continu du se dissiper et de la communion avec le sang perdu et, parce que communié, récupéré. Les plaies viennent pour orner ce qu’aucune brillance facile n’ornerait avec tant de  grandeur.
                         
La mort qui sauve
           
            Maria Carpi a, derrière ses vers extrêmement épurés, un glisser d'oiseau nocturne qui, tout en connaissant la fin qui l'a recueillie, se précipite vers la reprise contenue dans cette même fin. Comme dans un éternel retour. Comme dans le temps futur contenu dans le temps passé d'Eliot. Ou se nourrissant de la forme comme dans un retour inexpugnable du soi même. "Dans la forme je me  trouve moi même", a écrit Bakhtin. Et, toujours dans la ligne bakthiniènne, de non-coïncidence, l’incompatibilité et la non-conclusion.
            Ici, le poète reconnait dans le héros l'anti-héroïsme, ou,  au plus près, le processus naturel de deshéroïsation. Le potentiellement élu - dans ce cas, élue - se livre dans la perte de  l'élection non devenue événement, dans la reconnaissance non recueillie (parce que non  trouvée), à une essence qui se redessine contre toute cette espèce d’absence qui serait représailles. Présent dans l'abandon de l'autre, pierre sans le poli de la caresse, "corps dans le suaire de formol".
            Maria Carpi réunit, dans quatre séries de poèmes numérotés: premièrement, le scénario de l'abandon, une espèce de précipice subtil où la chute se fait horizontale car déjà la douleur jaillit de sa propre résistance (le cheval comme partenaire d'une journée où l'épique ennoblit le drame); deuxièmement, l'endroit où habite l'être, en plus d'être la toile de fond, est "vulnerabilité" pour marquer les frontières de la joie dans un endroit où il y a deux couleurs, une chaude, qui "(..) apaise / et réconforte. Nettoie et allaite / le petit. En contrepoint, la douleur froide".
            Dans la troisième série, la chute est soulignée par son vertige, bien que ce vertige verbal soit le suc d'une poétique déchirée et, en même temps, le rigoureux équilibre de Carpi, équilibre qui empêche n'importe quel vertige prévisible, soutenant la chute non seulement chantée comme la propre chute de la vie, que le poète-femme convertit au sol dans un constant mouvement, en condition (in)humaine de ne pouvoir témoigner d’une ampoule allumée, "reste vital, perte inévitable". Dénommée " La chute des Fruits", cette partie, l’avant-dernière, surprend avec l'admirable souvenir de ce qu'il faut tomber en  aimant, que sans amour il n'y a pas chute. Et s'il y a amour, même tombant, elle ne s'appellera chute, mais descente d'un manteau. La descente de la poète - comme la massive majorité de ses pairs, auto-condamnés à l'enfer – se termine avec le délicat chuchotement de celui qui cueille, dès que main et visage embrassent la terre. Et l'embrassent, d'ailleurs.
            Elle tombe et, sans compter et chanter les blessures, sème le terrain aride qui ne la soutient pas. Territoire qu'elle nourrit de la sève de sa défaite, jamais de la déflagration de la fin. Par là, la sécheresse s’évanouit et c’est tout le suc, la présence, même en l’absence du désiré. L'abandon subvertit son tarissement, le rendant, avant qu’il ne soit moins, plus, le surgissement de l'ineffable haleine du courage sans la présomption de ceux qui construisent.
            Quel grand coeur, quel coeur! Coeur à rendre fou toute une anatomie, selon Maïakóvski parlant de lui. Maria Carpi, cependant, prise de l'abandon du monde (jamais désenchanté par l'évident, bien qu’inévitable ressentiment, mais réenchantée par la "matière dure qui transpire"), partie du geste le plus extrême et le plus inattendu: "retirer tout le soutien, / y compris l'ombre du corps. / Y compris l'eau des yeux".
            Biche, la poète anticipe, avec sa chair, la flèche invasive et blesse l'objet de son martyre avec le don de son âme physique. Reste d’elle-même, elle tente de  subsister, "malgré l'âme, la résistance de l'âme". C'est ça se déshabiller, c'est ça découvrir le grand art, accessible à quelques artistes, mais à de rares humains: admettre de voir autour, "laissant tomber les excès, / l'excédent  de la matière, tout  intime, sans hostilité, / non plus l’écorce du rêve. »
            Sauvée de l’erreur du cri immédiat, aveuglant, la poète s´attache (et sans s´attacher, au fond) aux "débris qui glissent encore des pages. (...) / (...) le murmure // phosphorique. Ce qui reste / et qui  jamais ne sera parole". Là son poème sera sincèrement recueilli, vocabulaire d’une douceur sèche, sans déviation, son rythme s’attèle à un souffle minimum de respiration reprise après le coup qu’il n’annonce pas, ne chante pas, ne réclame pas.  
            La blessure, bien que mortelle, ne tue pas. Les fruits tombent. Mais la poussière, destinée au palais des enfants de la chute, a faim et pousse dans le temps. Le  héros malgré lui déclare, sans orgueil, mais sans aucun auto-apitoiement: "Je tombe du tomber".
             
Quel amour est-ce ?
            Quel est cet amour qui se complaît, au toucher, tombant comme qui plonge et, en lui nous perdant ? "Pour bien / tomber dans l’amour il faut refuser / les ailes. Et laisser la cicatrice voler".
            Au bord de l’ironie, se situe semblable résistance, coeur de tant ressources: "tomber dans la vertu / est plus terrible / que s’élever par le vice ". "Personne ne compatit" en "hosties du tomber", si cette chute est le profond assaut de l’endroit où rares sont ceux qui le fréquentent, au moins ils le soupçonnent d’exister. Région d’affection dans la  plénitude où il n’y a pas de prix, pas de disputes mesquinement reprisées dans la routine des relations, beaucoup moins d’âpres monnaies contre le désamour sourd à l’amour qui entonne son hymne sans ostentation.
            Qu’est cet amour ? C’est l'amour, le seul. De fait peu le connaissent et tel, il surgit comme un thème, dans toutes les formes d'art, et depuis des millénaires. On parle seulement de ce qu’on ne connaît pas. Le désir d'amour est tel, qu’il s’impose comme le désir et écrase l'amour possible, puisque l'amour ne demande ni la hâte ni  le prix, seulement le zèle pour le reconnaître dans sa secrète demeure.
            Maria Carpi habite là. Elle y a toujours vécu, apparemment, et elle nous révèle, sans le sophisme de la jouissance facile ni la rancoeur de l'amertume de la divergence, chaque recoin de ces chambres antiques et de lumière propre, mais quasiment imperceptible. Chambres où "me manquent des vers pour mourir" et, si la poète "exhale la dernière poésie," elle le déclare comme une forme incontournable pour avertir que la vérité arrive à être un détournement,. Mais qu’elle ne peut être négligée.

            Ce que la quatrième et dernière série du livre confirme, surmontant la torture commune de tant de personnages malheureux devant ce sentiment permanent et mortel (également vital) avec une tendresse inaccoutumée et la plus inaccoutumée force morale et lyrique d'un être qui dit: "Je, macule, en ton magnificat ". L’amour surmonte les amants, mais il ne dépasse pas la sensibilité de Maria Carpi, poète capable, main dans la main  avec le genre qui choisit, de refonder le monde et de cette façon, hisser à la lumière ce que les hommes jettent dans l'ombre, refaire le précieux parcours du plus grand trésor : d’être condamnée à l’abandon et cependant, capable de devenir l'outil, la monnaie, le médicament, la poésie, la beauté - réponse à renverser ceux qui, tombant, ont renversé qui était destiné au vol.


                                                           montage de Mariana Carpi


Chant 3/ La chute des fruits

14

Quel vertige : je suis toujours
au bord. Non au bord de l’abîme.
Ou au bord de ta peau
transpirante. Non au bord du résumé

d’être ensemble, rempart
d’où s’envolaient les rêves.
Ni au bord de l’assiette creuse
ou de la cuillère rase. Ou du mur

qui sépare l’enfance de l’arbre
toujours de l’autre côté, au bord
du fruit suspendu ou de l’étoile
qui tombe. Quel vertige : je suis

sur le point de tomber de ma bouche.
Et il n’y a pas comment m’ôter
cette faim de tomber. Il n’y a pas
comment avaler ce qui émerge

mot, en tombant à l’intérieur.
Il n’y a pas comment remédier à 
un couler à pic constant des entrailles
à la bouche. Avant je veux,  au bord

de la vieillesse, tomber enceinte à nouveau
à la lumière de ma chute
sans lexique et réparations. Comme Sarah,
je veux engendrer le fils de l’éclat de rire.