Le cordel de Fanka Santos
un cordel du Brésil
une
histoire de sang et de volupté
une
histoire de possession dans le sertão
un
cordel contemporain
écrit
par Fanka Santos appartenant
à
la Société
des Poètes Maudits de
Juazeiro do Norte
société particulière de cordelistes
qui démontre
si
besoin est
que
la vitalité du cordel
se porte bien
ci-dessous un texte de la traductrice, Mylène Contival,
sur la "Sociedade dos cordelistas mauditos
ci-dessous un texte de la traductrice, Mylène Contival,
sur la "Sociedade dos cordelistas mauditos
§
Fanka Santos
(photo
de Carlene Calvacante)
Francisca Pereira dos
Santos, Santos Fanka, est née en 1969
dans le Nord-est du Brésil, à Juazeiro Ceará-Nordeste
Brasileiro.
Elle a écrit 15 folhetos: Padre
Cícero e a Vampira; a mulher e o cangaço; no tempo da claraboia; agora são
outros quinhetos; Joca e Juarez (avec Salete Maria da Silva); Ave Patativa;
verso mouco; a história de Alzira;o encontro do
meu pai com Lampião, entre autres.
Doctorat en
littérature et culture - Université fédérale de Paraiba - UFPb
Professeur
à l'Université fédérale de Cariri - UFCA
Elle a écrit deux livres de critique
féministe des auteurs féminins de
cordel:
1 Aguá
da mesma onda : la bataille poétique épistolaire entre la poète le
poète Bastinha et Patativa do Assaré.
2 Romaria de versos :
cordelistes femmes du Ceará
§
traduit par
Mylène Contival
Mylène Contival. Née
en 1988 à Poitiers, Mylène a le cœur poitevin mais aussi portugais... Un lien familial et intime avec la langue lusitane qui
deviendra aussi académique à partir de 2007,quand elle entre à l'université de
Poitiers. Une licence d'études portugaises et brésiliennes, une année à étudier
à Coimbra, un master en littérature lusophone, avec pour sujet de recherche des œuvres des mozambicains Paulina
Chiziane et Mia Couto. Mais surtout une rencontre en territoire poitevin, avec
la brésilienne Fanka, qui la mènera à entreprendre un long séjour à Juazeiro do
Norte dans la région du Ceará au Brésil et la plongera dans l'univers du
cordel. Elle y rencontre de nombreux cordelistes et une ambiance imprégnée de
la présence de cette littérature... Un article, « Juazeiro do Norte entre
benditos e malditos» ainsi qu'un petit documentaire As vozes de Juazeiro do
Norte témoignent de ces rencontres. Suite à cela un nouveau master en métiers
du livre est entrepris, des stages et de nombreux projets dans différentes
associations, instituts culturels et maisons d'édition, le plus souvent, liés
au monde lusophone. Divers voyages, expériences artistiques, rencontres qui
l'ont mené entre autres à se trouver sur le chemin de Sandrine Pot et à
participer à ce beau projet : la traduction du cordel Le père Cícero et la
vampire de Fank
⬛
Juazeiro do Norte: entre Benditos et Mauditos...
Juazeiro
do Norte, ville intérieure du sud du Ceará, région du nordeste du
Brésil, présente des particularités culturelles propres. Terre des Indiens Cariri, terre du Père
Cícero, la ville est également l'endroit où s’est développé la dénommée
littérature de cordel. Si, en 1888, un certain Sílvio Romero a
préconisé la disparition de cette littérature dans son ouvrage « Estudos sobre a poesia popular do
Brasil », nous pouvons vérifier aujourd’hui combien il s’était
trompé. En effet, le cordel est toujours bel et bien présent au Brésil et
s'exporte plus que jamais à l'intérieur et à l'extérieur du pays. De nombreuses
recherches lui sont consacrées dans les universités nationales ou
internationales. Le cordel n'a
pas disparu et il est bien vivant, il s’adapte en permanence à la société
contemporaine et aux nouvelles technologies de l'information et de la
communication. Cette littérature
comme pratique culturelle est donc un exemple approprié pour analyser les concepts
de tradition et de modernité ainsi que les notions
de culture dites populaires ou savantes (érudites, élitistes). En se basant sur l'exemple du mouvement artistique de jeunes poètes
cordelistes né à Juazeiro do Norte en 2000, voyons comment ces concepts
continuent à alimenter un débat actif et très controversé !
A Sociedade dos cordelistas mauditos
de Juazeiro do Norte
Le 1er Avril 2000, un groupe de poètes, universitaires et musiciens a présenté au grand public le mouvement de la Sociedade
dos Cordelistas Mauditos à l'occasion de la publication de 12 cordels
intitulés Agora são outros quinhentos
(En avant pour 500 ans de plus). Le thème choisi faisait écho à
l'actualité qui commémorait les 500 ans de la découverte du Brésil. Alors que tous les médias officiels
s’étaient tournés vers les fêtes commémoratives, les Mauditos ont adopté un
autre point de vue et proposé une déconstruction de la lecture officielle de
l'histoire du Brésil en élaborant un regard critique sur le processus de
décolonisation.
Membres de la Sociedade dos Cordelistas
Mauditos.
1° de Abril de 2000
L'objectif des Mauditos
est à la fois artistique et politique. Conscients
et lucides, ils considèrent le cordel comme un médium artistique qui leur
permet de s’affirmer politiquement. Ils exposent
leur projet dans un manifeste qui démontre le caractère idéologique du
mouvement :
Notre communication se fait
grâce à la poésie de cordel :
marque de notre identité
nordestine.
Nous sommes contre les lieux
communs,
nous combattons la
globalisation qui impose des codes de masse et uniformise le comportement et
l'esthétique. Notre mouvement, prétend
dans une optique intertextuelle, en utilisant différents codes et
différentes esthétiques, redimensionner la littérature de cordel vers un
domaine
où tous les langages puissent
être possibles. Nous ne sommes ni érudits, ni populaires, nous sommes langages
– la langue des gens - . Nous entrons dans l’œuvre car elle est ouverte et
plurielle. Nous sommes des poètes et des guerriers du présent.
La poésie écrira enfin une
autre histoire ! Salve Patativa de Assaré et Oswald de Andrade !
Le manifeste présente le cordel comme un étendard identitaire
et dénonce les difficultés contre lesquelles les Mauditos veulent faire face et lutter : la réduction « du
folheto » à une démonstration populaire et
l'uniformisation du discours poétique causée par la mondialisation. Le ton est incisif et critique -
« Nous ne sommes ni savants, ni populaires: nous sommes langage – la
langue des gens - » – Le groupe initie une discussion autour de la notion
de frontières qui n'a pas de précédent
dans ce domaine, un débat qui va remettre en question les concepts et les
limites entre populaire et savant. Jusqu'aux
Mauditos, les cordelistes s’étaient toujours déclarés «poètes
populaires ». Les Mauditos eux sont situés dans
« l’entre-deux », pour reprendre le terme de Hommi K. Bhabha, à la
frontière entre deux mondes historiquement divisés. Ainsi, la conclusion du manifeste
valorise deux grands représentants de deux mondes traditionnellement opposés,
le populaire avec "Salve ! Patativa
de Assaré » et le savant avec « Salve ! Oswaldo de Andrade
"
Un renouvellement du cordel ...
En raison de la tradition établie, les thèmes des folhetos sont restés limités. Le cordel, pour être considéré comme
authentique, devait aborder des
sujets comme la vie dans le sertão, le Père Cicero, la religion, certaines questions
politiques ou de drôles d’anecdotes, ceci en plus d'être écrits par des
personnes dites du «peuple», sous-entendu, analphabètes. La Sociedade dos
cordelistas Mauditos dénonce une sorte de diktat :
« Nous pouvons observer que « quelqu'un » a
élu un groupe de cordelistes qui seraient les véritables, les officiels et
légitimes représentants de cette littérature. Ils auraient été des habitants de
la campagne, peu lettrés, puis plus tard seraient apparus des cordelistes
lettrés qui défendraient aujourd’hui cette
« vérité authentique » et qui gloseraient sur des choses dont
parlaient ces quelques paysans peu alphabétisés. Pour garder ce qu'ils appellent
l'authenticité, ils doivent donc utiliser la même langue qu’autrefois.
Les Mauditos
interrogent ce «quelqu'un» qui impose une norme pour définir le cordel ainsi
que la qualification qui lui a été attribué : populaire. Selon eux, cette
catégorisation implique un jugement de valeur péjoratif. La prise de position du groupe
démontre comment l'historiographie, basée sur un discours traditionnel imposé a construit des
vérités qui présentent les cordelistes comme populaires, oraux, naïfs ou bruts. Ce débat nous conduit à la notion de
«peuple». Une notion complexe. Peut-être
que le plus simple serait de la définir par la négative,
c'est-à-dire, par opposition à l'élite. Lorsqu'on observe le profil des
cordelistes d'aujourd'hui et plus particulièrement ceux des Mauditos, nous voyons que beaucoup sont
enseignants, d’autres
avocats et ne répondent plus à la définition de cordelistes typiques. Le cordel s’est développé par la transmission
orale, mais la société, en se transformant, a vu l'écriture s’implanter, se
démocratiser et donner à tous un meilleur accès à l'éducation. Les Mauditos soulignent ce changement et dénoncent l’une des absurdités
de la tradition qui est de maintenir l'idée que le cordel authentique ne peut être qu'une
production de personne
analphabète, une définition, selon eux, complètement décontextualisée voir
anachronique.
Pour les Mauditos, comme pour
plusieurs spécialistes de la culture, la notion binaire de culture populaire et
savante, est une notion construite de toute pièce. Le groupe reprend un argument de Marilene Chaúi
développé dans le texte Cultura e Democracia. La philosophe brésilienne, décrivant
l'évolution de la notion de culture, démontre comment le concept de culture
populaire a été développé par l'élite, au fil du temps, ceci, dans une
rhétorique politique. En
observant, dans une perspective marxiste, l'évolution historique de la notion
de culture, elle oppose la communauté à la société et souligne que nous vivons
dans un système capitaliste qui a pour trait principal le fait d’être une
société de classe. Dans cette
société s’opère, en plus de la division sociale, un fossé culturel dénoncé par
Marilene Chaúi:
« La marque de notre société est l'existence de la division sociale. Cette
division de classes créée une
fracture culturelle. On peut la
nommer de différentes manières : culture dominée et culture dominante, culture
oppressive et culture opprimée, culture d'élite et culture populaire. »
Les Mauditos en reprenant cette réflexion,
affirment les aspects positifs de la culture dite populaire et évincent les
éléments qui reproduisent
l'idéologie contre laquelle ils se battent :
« On doit s’inquiéter de
ne pas tomber dans le sens-commun, dans un pragmatisme puéril que l'on retrouverait
dans ce terme de populaire. Nous
sommes plus en accord avec Marilena Chaúi lorsqu'elle explique qu'une grande
partie de ce qui est populaire a été idéologiquement imposé qu'avec Ariano
Suassuna lorsqu'il fait de la culture populaire un sanctuaire de pureté. »
Pour les Mauditos, la rigidité du discours traditionnel empêche la
réflexion et ampute les
potentialités de la littérature de cordel:
« Jusqu’à Einstein la physique classique ne connaissait
que trois dimensions. La notion
d'espace-temps a ajouté à cette discipline la quatrième dimension. La discussion théorique sur le cordel,
qui n’en est pas encore à la troisième dimension du débat, reste dans la vision
binaire classique entre ce qui est populaire et érudit : la restreignant
au populaire en niant de ce fait sa valeur essentielle. »
Le cordel a toujours été une fenêtre ouverte sur la réalité,
une écriture anecdotique et journalistique. Les
poètes Mauditos, en tant que poètes
militants, étaient conscients que de nombreux faits de sociétés devaient être
dénoncés et que le cordel lui-même était en constant processus de
transformation. La Sociedade
dos cordelistas Mauditos a
apporté quelques thèmes importants et d'actualité au cordel. Démontrant ainsi que
l’adéquation à la société contemporaine est intrinsèque à cette littérature.
Pour les Mauditos, cela n'a aucun
sens de continuer sur les mêmes sujets ; ils
offrent au cordel de nouveaux thèmes liés aux questions d'identité, tels que la
race, la classe et le genre. Ils ouvrent
le cordel à « différentes singularités ».
Les poètes Mauditos s’approprient le cordel non
seulement lorsqu'ils traitent ces
nouvelles thématiques mais aussi quand ils traitent de sujets plus anciens à
partir de nouvelle perspective: « Nous ne sommes pas ancrés dans la même
perspective de l'imaginaire populaire qu'ils (les traditionnels) perpétuent. Nous pouvons tout de même parler de Cangaceiros
et du Père Cícero mais d'un autre point de vue ». Prenons l'exemple du cordel
de Fanka, Le Père Cícero et la vampire, ou L'histoire de Joca et
Juarez de Fanka et de Salete Maria :
Xylogravure du cordel O Padre Cícero e a vampira |
Vou contar uma
história
Occorida no sertão Se vocês achar imprópria Eu não faço objeção Afinal o imaginário Popular é o cenário Para ampla discussão Se quiser você porém, Debater mais a questão O melhor que se convém É fazer outra versão Ou quem sabe de repente se quiser fazer repente eu aceito a condição. Do contexto, eu lhe digo Tinha fé, religião Tinha rico e mendigo E o Padim Ciço Romão, Este era um análitico muito sábio e político Poliglota do sertão! |
Xylogravure du cordel História de Joca e Juarez |
Juarez era um senhor
Devoto do meu padim Trabalhava com ardor Cultivando seu jardim “um dia o cão atentô” E Juarez se apaixonou Por Joca de Manezim! Isso se deu De Naquele tempo veado Era bicho que Deus fez “home não ama ôtro home Senão vira Lobisomem” Disse o padre, certa vez. |
Grâce
aux Mauditos, les préoccupations
féministes, les revendications du droit à la liberté sexuelle ou encore la
dénonciation du racisme font partie des nouvelles thématiques du cordel. Ils apportent également de nouvelles
perspectives sur l'histoire de Juazeiro do Norte. Le cordel de Salete
Maria : Maria de Araújo e o seu lugar na história ou A
beata Beat Cult, est un exemple de
l'adoption de ces nouvelles perspectives. Maria de Araújo est la femme
par qui le miracle de Juazeiro do Norte est arrivé. Suite à une messe, le père
Cícero Romão dépose une hostie dans la bouche de la dévote, elle se transforme
alors en sang, qui devient dans l'imaginaire collectif le sang du Christ.
L'histoire officielle attribue le miracle au Père Cícero et met de côté le rôle
de la dévote dans cette histoire, Salete Maria y remédie.
Xylogravure du cordel Maria de Araújo e seu lugar na história ou A beata Beat Cult |
Beata, pobre, iletrada
Desse enredo não fujo Que história mal contada! Ela não foi figurante Era estrela fulgurante! Da hóstia ensangüentada |
Ces poètes utilisent une
langue en accord avec leur temps, ils usent consciemment de l’intertextualité
et emploient le jargon et l'argot. Ils
essaient de garder intacte la métrique traditionnelle, c’est à dire le sizain,
le septain ou le dizain et défendre la continuité de la rime qui confère au
cordel le caractère oral et musical qu'ils considèrent fondamental. Ils
utilisent de nouvelles techniques ou des techniques délaissées au fil du
temps pour les couvertures : la
photographie, le collage, etc... :
Couverture de « Cordel do amor perdido »
de João Nicodemos,
Crayon de papier.
Cordel Terrorista é quem nos USA,
illustrations qui rappellent la
bande-dessinée.
Infographie
de Hélio Ferraz
O que é a velhice ?
Salete Maria
Photographie
Tradition et réaction dans le domaine de la
littérature de cordel
L'utilisation irrévérencieuse du cordel par ces jeunes poètes a suscité
diverses réactions, aussi bien positives que négatives, au sein du public et
aussi parmi les autres cordelistes. Beaucoup ont critiqué le mouvement et
dénoncé sa production poétique
comme n’étant pas du cordel. Salete
Maria Da Silva, membre des Mauditos
réagit:
« En fait, ce n’est pas exactement moi ou
les Mauditos qui nous présentons comme «différents», ce sont les «authentiques» qui
nous accusent
de ne pas savoir comment faire du cordel ou de trahir le cordel traditionnel. Beaucoup affirment que
nous ne faisons pas de littérature de cordel parce que nous brisons les tabous
en questionnant les dogmes du cordel. »
Ces attaques avaient été
prévues par les cordelistes de la nouvelle génération. Le nom lui-même du mouvement, Mauditos, est une anticipation de la
critique à laquelle ils
savaient qu'ils devraient faire face. Ils
sont ceux qui disent mal : « les mal-dits » mais ils sont aussi les
« maudits » car dénigrés parce que le cordel qu’ils proposent ne
correspond pas à la vision classique :
« En ce
sens, pour ces adeptes de la vision classique linéaire, nous, les jeunes poètes
nous faisons un cordel mal fait, parce qu’il ne correspond pas aux attentes de
la tradition. Pour
eux, représenter la tradition est surtout répéter, des coutumes, des habitudes
et des concepts d'un contexte passé. »
En se dénommant Mauditos, ils ironisent l'opinion de
leurs détracteurs. Dans un article
intitulé « Tradições que se refazem », Ria Lemaire s’intéresse à la
signification de la notion de tradition et rappelle son origine étymologique,
elle est liée avant tout à la transmission du savoir ayant «[...] comme
connotation première l’intense et continue activité ». Le problème de la notion de
tradition est ainsi présenté par elle comme intellectuelle et épistémologique:
« C’est un terme qui désigne initialement
et basiquement une
activité incessante, une recherche, une invention, une réinvention
continue, idée que l'on retrouve encore aujourd’hui, comme l’indique le
néologisme trader ! [...] [Ce terme] est
également devenu, dans le monde moderne et en particulier dans le discours
intellectuel, l'équivalent de retard, inertie et conservatisme sous la forme du
substantif de tradition. C’est
pourquoi le discours scientifique sur le cordel utilise le terme tradition pour
définir et caractériser le folheto. C’est sur cet argument
de représenter une tradition archaïque, qui doit être pure et authentique, que
les érudits rejettent comme impures et déviantes les formes et
expressions qui ne correspondent pas au modèle pur, archaïque, figé dans
le temps »
En théorisant la question de la tradition, Ria Lemaire
démontre le paradoxe entre ce qui désigne à l'origine cette notion et ce
qu’elle signifie réellement. Elle rappelle
que la dite tradition qu’invoquent les adversaires des Mauditos pour les discréditer, est, déjà, quelque chose qui n’est
pas tout à fait la même que ce qu’elle était à l'origine. Comme les Mauditos, elle
considère que la tradition est toujours en mouvement et rappelle que, dans le
contexte du cordel le premier changement majeur a été la révolution de l'écrit. Le cordel, de création orale, a opté
pour la fixation sur le papier, il s’est approprié la nouvelle technologie que
représentait alors l'écriture puis les premières typographies. Il a continué avec les traits de
l'oralité et de la musicalité mais déjà il n’appartenait plus seulement à une tradition orale. Transformer en une production hybride,
avec des influences diverses, pour atteindre un public différent. Si la tradition trouve son essence
dans le mouvement et le dynamisme, la fixation d'une tradition, du point de vue
de la nouvelle génération de cordelistes et de Ria Lemaire, permet à quelques
uns d’exercer une certaine suprématie et d’avoir le pouvoir d'exclure :
dire ce qui est ou ce qui
n’est pas.
L'apparition des Mauditos
à Juazeiro do Norte a soulevé, comme nous l’avons déjà noté, des réactions
d'exclusion. Le cordeliste qui a
beaucoup contribué à la diffusion du cordel dans les années 90, Abrãao Batista, invité spécial pour le
lancement des douze cordels inauguraux du mouvement, a déclaré: « Ils sont, pour la plupart,
jeunes. Ils doivent comprendre
que la langue du cordel n’est pas un langage grossier. Pas la peine d'essayer de jouer à être
de l’avant-garde ou de tenter de mettre un cœur de porc à la place de celui
d'un être humain. Il y a rejet. Le cordeliste est spirituel, religieux. La langue du cordel est noble, naïve,
innocente et pure. Bien qu'elle
puisse être épicée et ironique. »
Tout en considérant « stimulant le regain d'intérêt pour le
cordel » Abrãao Batista ne voit pas d’un bon œil la liberté que ces
jeunes poètes ont pris. Il a un
discours typiquement «traditionaliste» (dans le sens commun), presque
réactionnaire, en parlant de « rejet », de « grossièreté ». Il critique précisément le côté
avant-gardiste des Mauditos, les
réduisant, les décrédibilisant, en invoquant sa jeunesse. Le poète considère que les jeunes
provocateurs ne comprennent
rien à la tradition et donc rien au cordel, il leur retire de ce fait toute
légitimité.
La profanation des Mauditos
Pour analyser et penser le discours d'Abrãao
Batista, nous avons trouvé intéressant de nous baser sur l’essai Profanation de Giorgio Agamben
qui traite de la notion du sacré et du profane. Ce qui est sacré correspond à ce qui
appartient au royaume des dieux, ce que l'homme ne peut toucher,
« Consacre (sacrare) était le terme qui désignait la sortie des choses de
la sphère des droits de l'homme, profaner, à son tour, signifiait les restituer au libre usage des hommes. »
On peut considérer que le discours d
Abrãao Batista fait du cordel quelque chose de sacré, quelque
chose qui ne peut pas être touché. D'une
certaine manière, le cordeliste, au nom de la tradition, consacre le cordel que
le groupe de Mauditos, lui, profane.
Les Mauditos, outre le manifeste, répondent aux critiques et expliquent
leurs choix: « Pendant que cette réalité se transforme, un nouveau
réseau de significations se crée [...] Les thèmes, les concepts et les
représentations de la réalité changent. Il
y a une re-signification du réel. » Ces poètes re-signifient le cordel
dans le réel, « ils le restituent au
libre usage des hommes» ils le profanent selon le sens d'Agamben. Le philosophe italien explique: « Le
passage du sacré au profane peut également se produire grâce à une utilisation
(ou plutôt, une réutilisation) tout à fait incongru du sacré. C’est le jeu. » Le jeu conduisant
à l'ironie et à la subversion sont les stratégies des Mauditos pour se démarquer du cordel traditionnel et promouvoir de
nouveaux usages de cette littérature. Ils utilisent
le cordel comme un objet d’expérimentation politique et artistique, jouent avec
les mots et les sonorités, attaquent les préjugés.
Eu bato o pé e beato
Beato batendo o pé Batendo o pé eu desato No ato eu boto fé Me bato Punindo Que torta quebra meu pé Batendo palma beato Batendo bolo também Batendo pano no ato Batendo roupa e xerém Beato meu beabá Beato até bodejá Beato como ninguém |
Beato e bato punheta Bato baralho e beato Beato e bato marreta Bato carteira e beato Bato sentado e Porém Nem Beato e bato uma bola Bato as asas e beato Beato e vou a escola Construo casa e beato Beato pedindo esmola Beato e bato a cachola Beato e tiro retrato... |
Suite à la réflexion de Giorgio Agamben, ce qui ne peut être
utilisé « finit, comme tel, livré
à la consommation ou l'exhibition spectaculaire [...] l'impossibilité
d'utilisation a son lieu typique au musée ». Nous pouvons alors considérer que
s’ils n’y avaient pas eu les Mauditos pour revitaliser le cordel,
celui-ci serait devenu une manifestation folklorique sans autre intérêt que de
répéter et de montrer le «folklorique type, cliché». Cela aurait fini de
décontextualiser et fixer entièrement le cordel, de faire de lui un objet de
musée intouchable et non une fenêtre donnant sur la réalité : sa raison
d'être.
Enfin, Agamben explique que « la profanation implique, à son tour, une
neutralisation de ce profane » Grâce au jeu, la profanation renvoie à des
espaces d'usage commun, les espaces confisqués dans
un processus qui « désactive les systèmes du pouvoir ». On peut
considérer que grâce aux poètes Mauditos, le
cordel n’est plus prisonnier de la définition fixée par cette tradition. En
profanant le cordel les Mauditos
assument leur
mission libératrice. « La littérature n’est pas une propriété
privée appartenant à des élus, à des éclairés, mais la matière de la langue
pour qui veut bien
s'essayer à l'explorer »
Conclusion
Bien qu'ils soient très controversés, les Mauditos ont le mérite de créer et
d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion littéraire et théorique. En déconstruisant
les règles, ils en construisent de nouvelles qu'ils estiment plus justes. Le
discours qu’ils créent, permet la valorisation de certains poètes qui jusqu'à
présent avaient été oubliés par l'historiographie officielle, ils contribuent
ainsi à la création et au maintien d'une mémoire plus égalitaire. En
faisant la critique de l'opposition systématique entre populaire et savant, ils
veulent échapper au sectarisme et revendiquer une plus grande liberté
artistique.
Nous pouvons voir l'influence qu’a eu et a ce mouvement sur les nouveaux poètes
de Juazeiro do Norte. Certains,
comme Maria Eli ou Sandra Alvino assument les
influences des Mauditos dans
leur poésie, séduites par leur liberté de ton et la variété des sujets abordés.
En critiquant certains aspects de la dite tradition, en créant
de nouvelles recherches et en élaborant de nouvelles perspectives pour cette
littérature, ces poètes et chercheurs ont permis une actualisation
du cordel en faisant éclore un débat réel et
profond. Les
voix des poètes ont été entendues dans leur pluralité permettant alors la
découverte de nouvelles potentialités.