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mercredi 18 mars 2015



Le cordel de Fanka Santos
un cordel du Brésil











une histoire de sang et de volupté
une histoire de possession dans le sertão
un cordel contemporain
écrit par Fanka Santos appartenant 
à la Société des Poètes Maudits de Juazeiro do Norte
 société particulière de cordelistes 
 qui démontre
si besoin est
que la vitalité du cordel
se porte bien


ci-dessous un texte de la traductrice, Mylène Contival,
sur la "Sociedade dos cordelistas mauditos



§

Fanka Santos

(photo de Carlene Calvacante)





Francisca Pereira dos Santos, Santos Fanka, est née en 1969 dans le Nord-est du Brésil, à Juazeiro Ceará-Nordeste Brasileiro.


Elle a écrit 15 folhetos:  Padre Cícero e a Vampira; a mulher e o cangaço; no tempo da claraboia; agora são outros quinhetos; Joca e Juarez (avec Salete Maria da Silva); Ave Patativa; verso mouco; a história de Alzira;o encontro do meu pai com Lampião, entre autres.




Doctorat en littérature et culture - Université fédérale de Paraiba - UFPb




Professeur à l'Université fédérale de Cariri - UFCA




Elle a écrit deux livres de critique féministe des auteurs féminins de cordel:



Aguá da mesma onda : la bataille poétique épistolaire entre la poète le poète Bastinha et Patativa do Assaré.


2 Romaria de versos : cordelistes femmes du Ceará










§




traduit par


Mylène Contival


Mylène Contival. Née en 1988 à Poitiers, Mylène a le cœur poitevin mais aussi portugais... Un lien familial et intime avec la langue lusitane qui deviendra aussi académique à partir de 2007,quand elle entre à l'université de Poitiers. Une licence d'études portugaises et brésiliennes, une année à étudier à Coimbra, un master en littérature lusophone, avec pour sujet de recherche des œuvres des mozambicains Paulina Chiziane et Mia Couto. Mais surtout une rencontre en territoire poitevin, avec la brésilienne Fanka, qui la mènera à entreprendre un long séjour à Juazeiro do Norte dans la région du Ceará au Brésil et la plongera dans l'univers du cordel. Elle y rencontre de nombreux cordelistes et une ambiance imprégnée de la présence de cette littérature... Un article, « Juazeiro do Norte entre benditos e malditos» ainsi qu'un petit documentaire As vozes de Juazeiro do Norte témoignent de ces rencontres. Suite à cela un nouveau master en métiers du livre est entrepris, des stages et de nombreux projets dans différentes associations, instituts culturels et maisons d'édition, le plus souvent, liés au monde lusophone. Divers voyages, expériences artistiques, rencontres qui l'ont mené entre autres à se trouver sur le chemin de Sandrine Pot et à participer à ce beau projet : la traduction du cordel Le père Cícero et la vampire de Fank









Juazeiro do Norte: entre Benditos et Mauditos...


Juazeiro do Norte, ville intérieure du sud du Ceará, région du nordeste du Brésil, présente des particularités culturelles propres. Terre des Indiens Cariri, terre du Père Cícero, la ville est également l'endroit où s’est développé la dénommée littérature de cordel. Si,  en 1888, un certain Sílvio Romero a préconisé la disparition de cette littérature dans son ouvrage « Estudos sobre a poesia popular do Brasil », nous pouvons vérifier aujourd’hui combien il s’était trompé. En effet, le cordel est toujours bel et bien présent au Brésil et s'exporte plus que jamais à l'intérieur et à l'extérieur du pays. De nombreuses recherches lui sont consacrées dans les universités nationales ou internationales. Le cordel n'a pas disparu et il est bien vivant, il s’adapte  en permanence à la société contemporaine et aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cette littérature comme pratique culturelle est donc un exemple approprié pour analyser les concepts de  tradition et de  modernité ainsi que les notions de culture dites populaires ou savantes (érudites, élitistes). En se basant sur l'exemple du   mouvement artistique de jeunes poètes cordelistes né à Juazeiro do Norte en 2000, voyons comment ces concepts continuent à alimenter un débat actif et très controversé !

A Sociedade dos cordelistas mauditos  de Juazeiro do Norte



Le 1er Avril 2000, un groupe de poètes, universitaires et musiciens  a présenté au grand public le mouvement de la Sociedade dos Cordelistas Mauditos à l'occasion de la publication de 12 cordels intitulés Agora são outros quinhentos (En avant pour 500 ans de plus). Le thème choisi faisait écho à l'actualité qui commémorait les 500 ans de la découverte du Brésil. Alors que tous les médias officiels s’étaient tournés vers les fêtes commémoratives, les Mauditos ont adopté un autre point de vue et proposé une déconstruction de la lecture officielle de l'histoire du Brésil en élaborant un regard critique sur le processus de décolonisation.









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Membres de la Sociedade dos Cordelistas Mauditos.

 1° de Abril de 2000

L'objectif des Mauditos est à la fois artistique et politique. Conscients et lucides, ils considèrent le cordel comme un médium artistique qui leur permet de s’affirmer politiquement. Ils exposent leur projet dans un manifeste qui démontre le caractère idéologique du mouvement :

Notre communication se fait grâce à la poésie de cordel :
 marque de notre identité nordestine.
Nous sommes contre les lieux communs,
nous combattons la globalisation qui impose des codes de masse et uniformise le comportement et l'esthétique. Notre mouvement, prétend  dans une optique intertextuelle, en utilisant différents codes et différentes esthétiques, redimensionner la littérature de cordel vers un domaine
où tous les langages puissent être possibles. Nous ne sommes ni érudits, ni populaires, nous sommes langages – la langue des gens - . Nous entrons dans l’œuvre car elle est ouverte et plurielle. Nous sommes des poètes et des guerriers du présent.
La poésie écrira enfin une autre histoire ! Salve Patativa de Assaré et Oswald de Andrade !

Le manifeste présente le cordel comme un étendard identitaire et dénonce les difficultés contre lesquelles les Mauditos veulent faire face et lutter : la réduction « du folheto »  à  une démonstration populaire et l'uniformisation du discours poétique causée par la mondialisation. Le ton est incisif et critique - « Nous ne sommes ni savants, ni populaires: nous sommes langage – la langue des gens - » – Le groupe initie une discussion autour de la notion de frontières  qui n'a pas de précédent dans ce domaine, un débat qui va remettre en question les concepts et les limites entre populaire et savant. Jusqu'aux Mauditos, les cordelistes s’étaient toujours déclarés «poètes populaires ». Les Mauditos eux sont situés dans « l’entre-deux », pour reprendre le terme de Hommi K. Bhabha, à la frontière entre deux mondes historiquement divisés. Ainsi, la conclusion du manifeste valorise deux grands représentants de deux mondes traditionnellement opposés, le populaire avec "Salve ! Patativa de Assaré » et le savant avec « Salve ! Oswaldo de Andrade "

Un renouvellement du cordel ...



En raison de la tradition établie, les thèmes des folhetos sont restés limités. Le cordel, pour être considéré comme authentique, devait  aborder des sujets comme la vie dans le sertão,  le  Père Cicero, la religion, certaines questions politiques ou de drôles d’anecdotes, ceci en plus d'être écrits par des personnes dites du «peuple», sous-entendu, analphabètes. La Sociedade dos cordelistas Mauditos dénonce une sorte de diktat :


« Nous pouvons observer que « quelqu'un » a élu un groupe de cordelistes qui seraient les véritables, les officiels et légitimes représentants de cette littérature. Ils auraient été des habitants de la campagne, peu lettrés, puis plus tard seraient apparus des cordelistes lettrés qui défendraient aujourd’hui cette  « vérité authentique » et qui gloseraient sur des choses dont parlaient ces quelques paysans peu alphabétisés. Pour garder ce qu'ils appellent l'authenticité, ils doivent donc  utiliser  la même langue qu’autrefois.

Les Mauditos interrogent ce «quelqu'un» qui impose une norme pour définir le cordel ainsi que la qualification qui lui a été attribué : populaire. Selon eux, cette catégorisation implique un jugement de valeur péjoratif. La prise de position du groupe démontre comment l'historiographie, basée sur un discours  traditionnel imposé a construit des vérités qui présentent les cordelistes comme populaires,  oraux, naïfs ou bruts. Ce débat nous conduit à la notion de «peuple». Une notion complexe. Peut-être que le plus simple serait  de  la définir par la négative, c'est-à-dire, par opposition à l'élite. Lorsqu'on observe le profil des cordelistes d'aujourd'hui et plus particulièrement ceux des Mauditos, nous voyons que beaucoup sont enseignants,  d’autres avocats et ne répondent plus à la définition de cordelistes typiques. Le cordel s’est  développé par la transmission orale, mais la société, en se transformant, a vu l'écriture s’implanter, se démocratiser et donner à tous un meilleur accès à l'éducation. Les Mauditos soulignent ce changement et dénoncent l’une des absurdités de la tradition qui est de maintenir l'idée que le cordel authentique ne peut être qu'une production de  personne analphabète, une définition, selon eux, complètement décontextualisée voir anachronique.



Pour les Mauditos, comme pour plusieurs spécialistes de la culture, la notion binaire de culture populaire et savante, est une notion construite de toute pièce. Le groupe reprend  un argument de Marilene Chaúi développé dans le texte Cultura e Democracia.  La philosophe brésilienne, décrivant l'évolution de la notion de culture, démontre comment le concept de culture populaire a été développé par l'élite, au fil du temps, ceci, dans une rhétorique politique. En observant, dans une perspective marxiste, l'évolution historique de la notion de culture, elle oppose la communauté à la société et souligne que nous vivons dans un système capitaliste qui a pour trait principal le fait d’être une société de classe. Dans cette société s’opère, en plus de la division sociale, un fossé culturel dénoncé par Marilene Chaúi:

« La marque de notre société est l'existence de la division sociale. Cette division de classes créée une fracture culturelle. On peut la nommer de différentes manières : culture dominée et culture dominante, culture oppressive et culture opprimée, culture d'élite et culture populaire. » 




Les Mauditos en reprenant cette réflexion, affirment les aspects positifs de la culture dite populaire et évincent les éléments qui  reproduisent l'idéologie contre laquelle ils se battent :

« On doit s’inquiéter de ne pas tomber dans le sens-commun, dans un pragmatisme puéril que l'on retrouverait dans ce terme de populaire. Nous sommes plus en accord avec Marilena Chaúi lorsqu'elle explique qu'une grande partie de ce qui est populaire a été idéologiquement imposé qu'avec Ariano Suassuna lorsqu'il fait de la culture populaire un sanctuaire de pureté. »



Pour les Mauditos, la rigidité du discours traditionnel empêche la réflexion et ampute les potentialités de la littérature de cordel:




« Jusqu’à Einstein la physique classique ne connaissait que trois dimensions. La notion d'espace-temps a ajouté à cette discipline la quatrième dimension. La discussion théorique sur le cordel, qui n’en est pas encore à la troisième dimension du débat, reste dans la vision binaire classique entre ce qui est populaire et érudit : la restreignant au populaire en niant de ce fait sa valeur essentielle. »





Le cordel a toujours été une fenêtre ouverte sur la réalité, une écriture anecdotique et journalistique. Les poètes Mauditos, en tant que poètes militants, étaient conscients que de nombreux faits de sociétés devaient être dénoncés et que le cordel lui-même était en constant processus de transformation. La Sociedade dos cordelistas Mauditos a apporté quelques thèmes importants et d'actualité au cordel.  Démontrant ainsi que l’adéquation à la société contemporaine est intrinsèque à cette littérature. Pour les Mauditos, cela n'a aucun sens de continuer sur les mêmes sujets ; ils offrent au cordel de nouveaux thèmes liés aux questions d'identité, tels que la race, la classe et le genre. Ils ouvrent le cordel à « différentes singularités ». 





Les poètes Mauditos s’approprient le cordel non seulement lorsqu'ils traitent  ces nouvelles thématiques mais aussi quand ils traitent de sujets plus anciens à partir de nouvelle perspective: « Nous ne sommes pas ancrés dans la même perspective de l'imaginaire populaire qu'ils (les traditionnels) perpétuent. Nous pouvons tout de même parler de Cangaceiros et du Père Cícero mais d'un autre point de vue ». Prenons l'exemple du cordel de Fanka, Le Père Cícero et la vampire, ou L'histoire de Joca et Juarez de Fanka et de Salete Maria :






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   Xylogravure du cordel 
O Padre Cícero e a vampira
Vou contar uma história
Occorida no sertão
Se vocês achar imprópria
Eu não faço objeção
Afinal o imaginário
Popular é o cenário
Para ampla discussão

Se quiser você porém,
Debater mais a questão
O melhor que se convém
É fazer outra versão
Ou quem sabe de repente
se quiser fazer repente
eu aceito a condição. 

Do contexto, eu lhe digo
Tinha fé, religião
Tinha rico e mendigo
E o Padim Ciço Romão,
Este era um análitico
muito sábio e político
Poliglota do sertão! 

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   Xylogravure du cordel 
História de Joca e Juarez
Juarez era um senhor
Devoto do meu padim                       
Trabalhava com ardor
Cultivando seu jardim
“um dia o cão atentô”
E Juarez se apaixonou
Por Joca de Manezim!

Isso se deu
 em meados
De
 mil novecentos e seis
Naquele tempo veado
Era bicho que Deus fez
“home não ama ôtro home
Senão vira Lobisomem” 
Disse o padre, certa vez.

Grâce aux Mauditos, les préoccupations féministes, les revendications du droit à la liberté sexuelle ou encore la dénonciation du racisme font partie des nouvelles thématiques du cordel.  Ils apportent également de nouvelles perspectives sur l'histoire de Juazeiro do Norte. Le cordel de Salete Maria : Maria de Araújo e o seu lugar na história ou A beata Beat Cult, est un exemple de l'adoption de ces nouvelles perspectives. Maria de Araújo est la femme par qui le miracle de Juazeiro do Norte est arrivé. Suite à une messe, le père Cícero Romão dépose une hostie dans la bouche de la dévote, elle se transforme alors en sang, qui devient dans l'imaginaire collectif le sang du Christ. L'histoire officielle attribue le miracle au Père Cícero et met de côté le rôle de la dévote dans cette histoire, Salete Maria y remédie.


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   Xylogravure du cordel 
Maria de Araújo e seu lugar na história ou A beata Beat Cult
Beata, pobre, iletrada
Desse enredo não fujo
Que história mal contada!
Ela não foi figurante
Era estrela fulgurante! 
Da hóstia ensangüentada


Ces poètes utilisent une langue en accord avec leur temps, ils usent consciemment de l’intertextualité et emploient le jargon et l'argot. Ils essaient de garder intacte la métrique traditionnelle, c’est à dire le sizain, le septain ou le dizain et défendre la continuité de la rime qui confère au cordel le caractère oral et musical qu'ils considèrent fondamental. Ils  utilisent de nouvelles techniques ou des techniques délaissées au fil du temps pour les couvertures :  la photographie, le collage, etc... :







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Couverture de « Cordel do amor perdido » 

de João Nicodemos, 

Crayon de papier.



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Cordel Terrorista é quem nos USA,

illustrations qui rappellent la bande-dessinée.





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Infographie
de Hélio Ferraz

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O que é a velhice ?

Salete Maria
Photographie


Tradition et  réaction dans le domaine de la littérature de cordel



L'utilisation irrévérencieuse du cordel par ces jeunes poètes a suscité diverses réactions, aussi bien positives que négatives, au sein du public et aussi parmi les autres cordelistes. Beaucoup ont critiqué le mouvement et dénoncé sa production  poétique comme n’étant pas du cordel. Salete Maria Da Silva, membre des Mauditos réagit:



« En fait, ce n’est pas exactement moi ou les Mauditos qui nous présentons comme «différents», ce sont les «authentiques» qui nous  accusent de ne pas savoir comment faire du cordel ou de trahir le cordel traditionnel. Beaucoup affirment que nous ne faisons pas de littérature de cordel parce que nous brisons les tabous en questionnant les dogmes du cordel. »





Ces attaques avaient été prévues par les cordelistes de la nouvelle génération. Le nom lui-même du mouvement, Mauditos, est une anticipation de la critique  à laquelle ils savaient qu'ils devraient faire face. Ils sont ceux qui disent mal : « les mal-dits » mais ils sont aussi les « maudits » car dénigrés parce que le cordel qu’ils proposent ne correspond pas à la vision classique :





« En ce sens, pour ces adeptes de la vision classique linéaire, nous, les jeunes poètes nous faisons un cordel mal fait, parce qu’il ne correspond pas aux attentes de la tradition. Pour eux, représenter la tradition est surtout répéter, des coutumes, des habitudes et des concepts d'un contexte passé. » 





En se dénommant Mauditos, ils ironisent l'opinion de leurs détracteurs. Dans un article intitulé « Tradições que se refazem », Ria Lemaire s’intéresse à la signification de la notion de tradition et rappelle son origine étymologique, elle est liée avant tout à la transmission du savoir ayant «[...] comme connotation première l’intense et continue activité ». Le problème de la notion de tradition est ainsi présenté par elle comme intellectuelle et épistémologique:





« C’est un terme qui désigne initialement et basiquement une activité incessante, une recherche, une invention, une réinvention continue, idée que l'on retrouve encore aujourd’hui, comme l’indique le néologisme trader ! [...] [Ce terme] est également devenu, dans le monde moderne et en particulier dans le discours intellectuel, l'équivalent de retard, inertie et conservatisme sous la forme du substantif de tradition. C’est pourquoi le discours scientifique sur le cordel utilise le terme tradition pour définir et caractériser le folheto. C’est sur cet argument de représenter une tradition archaïque, qui doit être pure et authentique, que les érudits rejettent comme impures et déviantes les formes et expressions qui ne correspondent pas au modèle pur, archaïque, figé dans le temps »



En théorisant la question de la tradition, Ria Lemaire démontre le paradoxe entre ce qui désigne à l'origine cette notion et ce qu’elle signifie réellement.  Elle rappelle que la dite tradition qu’invoquent les adversaires des Mauditos pour les discréditer, est, déjà, quelque chose qui n’est pas tout à fait la même que ce qu’elle était à l'origine. Comme les  Mauditos,  elle considère que la tradition est toujours en mouvement et rappelle que, dans le contexte du cordel le premier changement majeur a été la révolution de l'écrit. Le cordel, de création orale, a opté pour la fixation sur le papier, il s’est approprié la nouvelle technologie que représentait alors l'écriture puis les premières typographies. Il a continué avec les traits de l'oralité et de la musicalité mais déjà il n’appartenait plus seulement à  une tradition orale. Transformer en une production hybride, avec des influences diverses, pour atteindre un public différent. Si la tradition trouve son essence dans le mouvement et le dynamisme, la fixation d'une tradition, du point de vue de la nouvelle génération de cordelistes et de Ria Lemaire, permet à quelques uns d’exercer une certaine suprématie et d’avoir le pouvoir d'exclure : dire ce qui est ou ce qui n’est pas.

L'apparition des Mauditos à Juazeiro do Norte a soulevé, comme nous l’avons déjà noté, des réactions d'exclusion. Le cordeliste qui a beaucoup contribué à la diffusion du cordel dans les années 90, Abrãao Batista, invité spécial pour le lancement des douze cordels inauguraux du mouvement, a déclaré: « Ils sont, pour la plupart, jeunes. Ils doivent comprendre que la langue du cordel n’est pas un langage grossier. Pas la peine d'essayer de jouer à être de l’avant-garde ou de tenter de mettre un cœur de porc à la place de celui d'un être humain. Il y a rejet. Le cordeliste est spirituel, religieux. La langue du cordel est noble, naïve, innocente et pure. Bien qu'elle puisse être épicée et ironique. »






Tout en considérant « stimulant le regain d'intérêt pour le cordel »  Abrãao Batista ne voit  pas d’un bon œil la liberté que ces jeunes poètes ont pris. Il a un discours typiquement «traditionaliste» (dans le sens commun), presque réactionnaire, en parlant de « rejet », de « grossièreté ». Il critique précisément le côté avant-gardiste des Mauditos, les réduisant, les décrédibilisant, en invoquant sa jeunesse. Le poète considère que les jeunes provocateurs  ne comprennent rien à la tradition et donc rien au cordel, il leur retire de ce fait toute légitimité.






La profanation des Mauditos



Pour analyser et penser le discours d'Abrãao Batista, nous avons trouvé intéressant de nous baser sur l’essai  Profanation de Giorgio Agamben qui traite de la notion du sacré et du profane. Ce qui est sacré correspond à ce qui appartient au royaume des dieux, ce que l'homme ne peut toucher, « Consacre (sacrare) était le terme qui désignait la sortie des choses de la sphère des droits de l'homme, profaner, à son tour, signifiait les restituer au libre usage des hommes. » On peut considérer que le discours d Abrãao Batista fait du cordel quelque chose de sacré, quelque chose qui ne peut pas être touché. D'une certaine manière, le cordeliste, au nom de la tradition, consacre le cordel que le groupe de Mauditos, lui, profane.


Les Mauditos, outre le manifeste,  répondent aux critiques et expliquent leurs choix: « Pendant que cette réalité se transforme, un nouveau réseau de significations se crée [...] Les thèmes, les concepts et les représentations de la réalité changent. Il y a une re-signification du réel. » Ces poètes re-signifient le cordel dans le réel, « ils le restituent au libre usage des hommes» ils le profanent selon le sens d'Agamben. Le philosophe italien explique: « Le passage du sacré au profane peut également se produire grâce à une utilisation (ou plutôt, une réutilisation) tout à fait incongru du sacré. C’est le jeu. » Le jeu conduisant à l'ironie et à la subversion sont les stratégies des Mauditos pour se démarquer du cordel traditionnel et promouvoir de nouveaux usages de cette littérature. Ils utilisent le cordel comme un objet d’expérimentation politique et artistique, jouent avec les mots et les sonorités, attaquent les préjugés.

Eu bato o pé e beato
Beato batendo o pé
Batendo o pé eu desato
No ato eu boto fé
Me bato
 em penitença
Punindo
 a história pensa
Que torta quebra meu pé
Batendo palma beato
Batendo bolo também
Batendo pano no ato
Batendo roupa e xerém
Beato meu beabá
Beato até bodejá
Beato como ninguém

Beato e bato punheta
Bato baralho e beato
Beato e bato marreta
Bato carteira e beato
Bato sentado e
 em pé
Porém
 não bato em muié
Nem
 bato meu pau no gato
Beato e bato uma bola
Bato as asas e beato
Beato e vou a escola
Construo casa e beato
Beato pedindo esmola
Beato e bato a cachola
 
Beato e tiro retrato...


Suite à la réflexion de Giorgio Agamben, ce qui ne peut être utilisé « finit, comme tel,  livré à la consommation ou l'exhibition spectaculaire [...] l'impossibilité d'utilisation a son lieu typique au musée ».  Nous pouvons alors considérer que s’ils n’y avaient pas eu les  Mauditos pour revitaliser le cordel, celui-ci serait devenu une manifestation folklorique sans autre intérêt que de répéter et de montrer le «folklorique type, cliché». Cela aurait fini de décontextualiser et fixer entièrement le cordel, de faire de lui un objet de musée intouchable et non une fenêtre donnant sur la réalité : sa raison d'être.



Enfin, Agamben explique que « la profanation implique, à son tour, une neutralisation de ce profane » Grâce au jeu, la profanation renvoie à des espaces d'usage commun, les espaces confisqués  dans un processus qui « désactive les systèmes du pouvoir ». On peut considérer que grâce aux poètes Mauditos, le cordel n’est plus prisonnier de la définition fixée par cette tradition. En profanant le cordel les Mauditos assument leur mission libératrice. « La littérature n’est pas une propriété privée appartenant à des élus, à des éclairés, mais la matière de la langue pour qui veut bien s'essayer à l'explorer  » 


Conclusion

Bien qu'ils soient très controversés, les Mauditos ont le mérite de créer et d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion littéraire et théorique. En déconstruisant les règles, ils en construisent de nouvelles qu'ils estiment plus justes. Le discours qu’ils créent, permet la valorisation de certains poètes qui jusqu'à présent avaient été oubliés par l'historiographie officielle, ils contribuent ainsi à la création et au maintien d'une mémoire plus égalitaire. En faisant la critique de l'opposition systématique entre populaire et savant, ils veulent échapper au sectarisme et revendiquer une plus grande liberté artistique.

Nous pouvons voir l'influence qu’a eu et a ce mouvement sur les nouveaux poètes de Juazeiro do Norte. Certains, comme Maria Eli ou Sandra Alvino assument  les influences des Mauditos dans leur poésie, séduites par leur liberté de ton et la variété des sujets abordés.

En critiquant certains aspects de la dite tradition, en  créant de nouvelles recherches et en élaborant de nouvelles perspectives pour cette littérature, ces poètes et chercheurs ont permis une actualisation du cordel en faisant éclore un débat réel et profond. Les voix des poètes ont été entendues dans leur pluralité permettant alors la découverte de nouvelles potentialités.













Salon du livre de Paris 2015
Salon du Livre de Paris 2015