Saint-Pierre-des-Corps.Au-delà, l'herbe maigre paraissait très triste.Je n'avais pas d'appareil photo. Ni pour la neige, pas plus que je n'en avais eu à ma disposition pour les six jours de marché, ni pour les toits de Paris, ni pour les chiens errants (il n'y en a plus), les joueurs d'accordéon, les gens qui font la gueule (il y en a), ceux qui crânent, ceux qui n'attendent plus rien, ni pour le visage des amis, les cages d'ascenseur, les entrées d'immeubles, ni pour les livres, les tables des éditeurs couvertes de livres, les lecteurs, les fatigués, les affamés, les heureux, les poètes, et les imposteurs, les bouteilles de vin et les lumières de Noël de Paris (tant mieux !).
Pas de photographies à partager, mais l'envie, après tout ça
de donner à lire le texte de Virginia Woolf "Professions féminines".
bonne lecture !
Professions féminines
En m'invitant à venir ici, votre secrétaire m'a déclaré que votre société s'intéressait aux professions féminines et m'a suggéré de vous parler de ma propre expérience professionnelle. Il est vrai que je suis une femme ; il est vrai que je travaille. Mais qu'ai-je connu, en fait d'expérience professionnelle ? C'est difficile à dire. Mon domaine, c'est la littérature. Et dans cette profession, les femmes rencontrent moins de difficultés que dans toute autre, à l'exclusion de celles du théâtre. Moins de difficultés propres aux femmes, j'entends. Car la voie leur fut frayée il y a bien des années par les Fanny Burney, Aphra Behn, Harriet Martineau, Jane austen, Georges Eliot ; par bien des femmes célèbres ; et par bien d'autres, moins connues ou oubliées, qui m'ont précédée en cette carrière, me frayant la voie et me facilitant toute progression. Aussi, quand j'entrepris d'écrire, trouvai-je peu d'obstacles en travers de ma route. La carrière littéraire était une carrière honorable et innoffensive. Ce n'est pas une simple plume grattant le papier qui risque de troubler la paix familiale; ni mes exigences pécuniaires qui risquaient de ruiner les finances familiales. Inutile d'être richissime pour acheter assez de papier afin d'écrire toutes les pièces de Shakespeare, si tant est qu'on en ait le génie. Un écrivain n'a que faire de pianos et de modèles, de Paris et de Berlin, de maîtres et de maîtresses. Si les femmes ont pu faire carrière littéraire avant toute autre, c'est tout bonnement parce que n'importe qui peut s'offrir du papier.
Mais pour en revenir à mon histoire : elle est fort simple. Figurez-vous simplement une jeune fille dans sa chambre, stylo en main, laissant courir sa plume de gauche à droite, de dix heures du matin à une heure de l'après-midi. Puis songeant à glisser quelques feuillets dans une enveloppe; à y coller un timbre dans un angle ; et à la jeter dans une boîte aux lettres, au coin de la rue. C'est ainsi que je devins journaliste ; et mes efforts furent récompensés dès le premier jour du mois suivant, jour glorieux pour moi, par une lettre d'un rédacteur en chef, lettre renfermant un chèque d'une livre, dix shilling et six pence. Mais pour vous montrer combien je suis loin de mériter l'appellation de travailleuse, combien j'ignore les luttes et les difficultés de celles qui le sont, je vous avouerai qu'au lieu d'employer cette somme à acheter du pain et du beurre, des chaussures et des bas, sinon à payer un loyer, ou la note du boucher, je l'employai à m'acheter un chat magnifique, un chat persan, qui me valut bientôt force démêlés avec mes voisins.
Quoi de plus facile que d'écrire des articles et d'acheter des chats persans avec les piges qu'ils vous rapportent ? Mais patientez. Tout article doit ,traiter un sujet précis. Le mien, pour autant qu'il m'en souvienne, traitait du roman d'un auteur célèbre. Et tout en écrivant cet article, je m'aperçus que pour faire de la critique littéraire, il me faudrait affronter un spectre. Un spectre du beau sexe. Et quand je le connus un peu mieux, je le baptisai l'Ange du Foyer, en souvenir du célèbre poème. Dès que j'attaquai un article, elle venait s'interposer entre mon papier et moi. A force de subir ses tracasseries et ses persécutions qui me faisaient perdre mon temps, je finis par la tuer. Peut-être ignorez-vous qui est l'Ange du Foyer, vous qui appartenez aux jeunes et heureuses générations. Je vais vous la décrire, aussi brièvement que possible. L'Ange du Foyer était excessivement sympathique, positivement charmante et parfaitement altruiste. Se sacrifiant jour après jour, elle excellait dans un art difficile : l'art de vivre, et de vivre en famille. A table s'il y avait du poulet, elle prenait le pilon ; s'il y avait un courant d'air elle s'y installait; enfin, étant ainsi faite qu'elle était dépourvue de pensées et de désirs propres, elles préférait partager les pensées et les désirs d'autrui. Cela va sans dire, l'Ange du Foyer était la pureté incarnée. Sa pureté, ses rougissements, sa grâce exquise faisait tout son charme et tous ses charmes. En ce temps-là, vers la fin de l'ère victorienne, chaque foyer avait son Ange. Et quand j'entrepris d'écrire, je me heurtai à elle dès mes tous premiers mots. Je vis l'ombre de ses ailes couvrir mes pages ; j'entendis ses jupes froufrouter dans ma chambre. A peine venais-je de prendre ma plume, qu'elle se glissa derrière moi et me souffla : « Ma très chère, vous êtes une jeune femme, vous allez parler d'un livre écrit par un homme. Soyez compréhensive, soyez tendre. Sachez flatter. Employez tous les charmes, toutes les ruses chères à votre sexe. Que jamais nul ne puisse vous soupçonner d'avoir une libre opinion. Et surtout soyez pure ». Et sur ces entrefaites, elle fit mine de guider ma plume. Je vais donc vous conter le seul acte dont je puisse tirer quelque mérite, bien que tout le mérite en revienne aux charmants aïeux m'ayant laissé quelque fortune (disons cinq cent livres de revenus), si bien que jamais je ne dus compter sur mes seuls charmes pour gagner ma vie. Je me jetai sur elle, la pris à la gorge et de toutes mes forces, m'efforçai de la tuer. Devant un tribunal, je n'aurai qu'une excuse ; ce fut un cas de légitime défense : c'était elle ou moi. Elle aurait vidé mes écrits de toute substance. Car comme je le compris sitôt à l'oeuvre, il est impossible de faire oeuvre de critique littéraire sans se faire et sans exprimer une opinion personnelle sur la réalité des rapports humains, sexuels ou moraux. Autant de questions qu'une femme ne saurait traiter ouvertement et librement, aux dires de l'Ange du foyer. Si elle veut réussir elle doit savoir charmer, concilier, et disons-le carrément, mentir. Aussi, sitôt que je voyais l'ombre de ses ailes ou l'éclat de son nimbe couvrir ma page, je prenais l'encrier et je lui jetai à la tête. Elle avait la vie dure, cette créature imaginaire. On se débarrasse bien plus aisément d'une créature réelle que d'une créature imaginaire. Quand je croyais en être débarrassée, elle revenait toujours, subrepticement. Et si je me flatte d'avoir eu le dessus, je peux dire que ce fut de haute lutte, et au bout d'un certain temps. Temps que j'eusse sûrement mieux employé à apprendre la syntaxe grecque ou à courir le monde en quête d'aventures. Cependant, je vois bien l'utilité de cette épreuve, _ épreuve que durent immanquablement affronter toutes les femmes aspirant à écrire de mon temps. Nulle ne pouvait écrire avant d'avoir exterminé l'Ange du Foyer.
Pour en revenir à mon histoire : qu'en resta-t-il, une fois l'Ange exterminé ? Rien que de fort simple et de banal , direz-vous : une jeune femme en tête à tête avec un encrier, dans une chambre. En d'autres termes, une fois débarrassée du mensonge, il ne reste plus qu'à être soi-même. Mais voilà : qu'est-ce que soi-même ? Et en somme, qu'est-ce qu'une femme ? Je l'ignore, je vous assure. Et je pense que vous l'ignorez aussi. Nulle femme ne pourra le savoir avant d'avoir expérimenté tous les arts et professions ouverts aux capacités humaines. Voilà d'ailleurs, entre autres, pourquoi je suis venue ici : par déférence envers vous, qui allez nous montrer, grâce à vos expériences, ce qu'est une femme, vous qui allez nous donner, grâce à vos réussites et vos échecs, cette information essentielle.
Mais revenons-en à l'histoire de mes expériences professionnelles et à mon premier article, qui m'avait rapporté une livre et six shillings, avec quoi je m'étais acheté un chat persan. Je devins alors ambitieuse. C'est très joli les chats persans, me dis-je. Mais ce n'est pas grand chose. Il me faut une voiture. Et c'est ainsi que je devins romancière. Car-chose curieuse- si vous leur racontez une histoire, les gens vous donnent une voiture. Et – chose plus curieuse encore- il n'est rien de plus agréable au monde que de raconter des histoires. C'est bien plus agréable que de faire de la critique littéraire. Toutefois, pour complaire à votre secrétaire et vous livrer mes expériences professionnelles d'écrivain, je dois vous conter l'une des curieuses expériences que m'a valu mon métier de romancière. Pour la comprendre, tentez d'imaginer l'état d'esprit d'un romancier. J'espère ne pas trahir de secret professionnel en disant que le premier désir d'un romancier est d'approcher la plus parfaite inconscience. De se plonger en état de perpétuelle léthargie. De voir la vie s'écouler sans heurts ni remous, de revoir les mêmes visages, de relire les mêmes livres, de refaire les mêmes choses, jour après jour, mois après mois, afin que rien ne risque rompre l'illusion dans laquelle il vit, que rien ne risque de troubler ou déranger les mystérieux tours et détours, incursions, emportements, élans et soudaines découvertes de ce timide et trompeur génie qu'est l'imagination. J'imagine que romanciers et romancières travaillent dans le même état d'esprit. Quoi qu'il en soit, je veux que vous m'imaginiez écrivant un roman, en état second. Je veux que vous imaginiez une jeune fille installée devant un encrier où, durant des minutes, sinon des heures entières, elle ne trempera pas la plume qu'elle a en main. En songeant à elle, me vient à l'esprit une image : celle d'un pêcheur perdu dans ses rêves, au bord d'un lac profond où il a jeté sa ligne. Elle, laisse son imagination dériver librement autour de chaque rocher, chaque crevasse du monde submergé dans les profondeurs de son inconscient. Alors se produit l'expérience en question, expérience sûrement plus courante chez les romancières que chez les romanciers. Elle sent la ligne filer entre ses doigts. Son imagination s'est élancée, sondant les eaux, les fonds, les sombres profondeurs où sommeillent les grands poissons. Alors survient un choc : une véritable explosion suscitant force écume et force affolement. Son imagination vient de rencontrer une résistance. Brutalement tirée de son rêve, la jeune fille se retrouve dans une vive et profonde détresse. Pour parler crûment, elle vient de songer à quelque chose, _ à quelque chose touchant au corps et aux passions dont une femme ne peut décemment parler, sans choquer les hommes. C'est du moins ce que lui souffle sa raison. Que diraient les hommes d'une femme révélant ses passions ? Voilà de quoi elle vient de prendre conscience, en sortant de son inconscience d'artiste. Plus question d'écrire. Plus question de rêver. Son imagination est bloquée. A mon sens, bien des romancières ont éprouvé l'expérience de pâtir de l'extrême conformisme de l'autre sexe. Car si les hommes s'accordent bien des libertés sur ce chapitre, je doute qu'ils mesurent ou puissent dominer l'extrême sévérité avec laquelle ils condamnent les femmes prenant de telles libertés.
Voici donc deux des expériences authentiques que j'ai vécues. Voici donc deux des aventures de ma vie professionnelle. Quant à la première – le meurtre de l'Ange du Foyer-c'est une affaire classée. L' Ange du foyer est mort. Quant à la deuxième- la révélation de mes propres expériences physiques- l'affaire est loin d'être close. Je doute qu'aucune femme en soit venue à bout, si considérables et cependant si indéfinissables en sont les obstacles. Quoi de plus simple, vu de l'extérieur, que d'écrire des livres ? Et quels obstacles particuliers se présentent aux femmes ? Vu de l'intérieur, le problème se présente sans doute différemment. La femme a encore bien des spectres à vaincre, bien des préjugés à surmonter. Durant encore fort longtemps, sans doute, aucune femme ne pourra tenter d'écrire, sans trouver devant elle un spectre ou un obstacle. S'il en est ainsi dans la carrière littéraire, la carrière la plus ouverte aux femmes, qu'en sera-t-il dans ces nouvelles carrières auxquelles vous allez accéder ? Telles sont les questions que j'aimerais vous poser, si j'en avais le temps. Et à vrai dire, si je me suis étendue sur ma propre expérience professionnelle , c'est parce que je suis persuadée qu'elle ne diffère guère des vôtres. Même quand la voie est frayée, théoriquement, quand rien n'interdit aux femmes de devenir avocates, médecins ou fonctionnaires, subsistent néanmoins bien des spectres et bien des obstacles. A mon sens, il est particulièrement important et intéressant de les définir ; ainsi seulement seront partagés les efforts et résolues les difficultés. En outre, il est également nécessaire de discuter des objectifs et buts pour lesquels nous allons lutter et affronter ces formidables obstacles. Loin d'être tenus pour acquis, ces objectifs doivent être sans cesse revus et critiqués. Dans cette salle, parmi des femmes exerçant, pour la première fois dans l'histoire, je ne sais combien de professions, je mesure l'extraordinaire intérêt, l'extraordinaire importance de cette situation. Vous avez su occuper des chambres bien à vous dans une demeure jusqu'alors exclusivement réservée aux hommes. Vous voilà donc capables, au prix de beaucoup d'efforts et de travail, d'en payer le loyer. Vous gagnez donc vos cinq cents livres par an. Mais ce n'est qu'un début. Cette chambre est effectivement vôtre, mais elle est encore vide ; encore faut-il la meubler la décorer, la partager. Comment allez-vous la meubler ? Comment allez-vous la décorer ? Avec qui et dans quelles conditions la partager ? Voilà à mon sens, des questions remarquablement intéressantes et importantes. Vous êtes les premières femmes de toute l'histoire à pouvoir vous les poser. Vous êtes les premières femmes à pouvoir vous-mêmes décider des réponses à y donner. Et je serais bien disposée à discuter avec vous de ces questions et réponses. Mais pas ce soir; le temps qui m'était imparti s'est écoulé; et je dois m'arrêter ici.