Coeur sans frein
Astrid Cabral
«Un
pied sur terre, l’autre sur la lune»*
Astrid Cabral est née en 1936, à Manaus, ville de légende au coeur
de l’Amazonie.
Jusqu’à son départ pour Rio, à 18 ans, la jeune Astrid grandit
entre les livres, la nature excessive des tropiques, et l’absence (elle perd
son père bien aimé à l’âge de quatre ans).

L’absence, une quête incessante, un imaginaire toujours en
activité, une réalité, « Le soir, avant de se coucher, elle va chercher, entre
ombres et branches des manguiers, le fantôme de son père, un capitaine de mer,
qu’elle ne parvient jamais à retrouver. *»
Les livres, source de gourmandise, de plaisir infini, enrichissent
l’imaginaire et procurent l’évasion, la joie perdue.
La nature régénère la confiance dans les forces de vie,
instinctives, inconscientes, d’un temps d’avant-la-raison. Sans barrage, le
lien archaïque à la nature remonte le fleuve antérieur à la naissance
permettant une fusion sans culpabilité.
A Rio de Janeiro, la jeune femme rencontre « son grand amour »* le
poète Afonso Felix de Sousa. De cette union naîtront cinq enfants.
En 1963 elle publie son premier livre, écrit avant son mariage,
dans lequel elle raconte des histoires sur le monde vert des jardins de son
enfance. Le second, en 1979.
Femme écrivain, partagée
entre les besoins extérieurs du quotidien et ceux intérieurs nécessaires à la
création, elle connaît des élans contradictoires qui la font se sentir une
femme coupée en deux « et ce n’était pas un numéro de cirque où l’illusion
héroïque durait simplement quelques minutes...Un pied sur terre, l’autre sur
lune...
Je lave linge et vaisselle/ le
regard à la recherche d’étoiles//Je veux l’eau qui ne coule pas du robinet/ le
feu qui ne sort pas de la cuisinière/. »*
Du danger de
perdre sa vie dans la vie, l’écriture la sauve.
Coeur
sans frein, suite de poèmes assemblés par
elle-même est le premier long recueil d’Astrid Cabral, traduit du portugais en
français. Poèmes correspondant à différentes époques, ils ont en commun une
profonde immédiateté qui s’enracine dans le vécu quotidien. Celle procédant
d’un coeur aux sentiments vifs , d’une prise de conscience de l’expérience
unique que fait la femme de ce que l’on appelle « réalité intérieure ».
Explorer les arcanes du coeur ne saurait se faire en faisant
l’économie de son corps. Comme il est nécessaire de pouvoir endosser d’autres JE que le sien. Le tout, sans façon. Il suffit
de la suivre…dans Le Feu, Ce jardin secret, Désastres d’amour, Cécité,
Voiles paralytiques, Le don d’amour, Le bon ange et autres poèmes... où la
femme nous fait part de son expérience quotidienne de l’intérieur. De ce
conflit qui la coupe en deux quand son corps ne lui appartient plus, dominé par
la raison, les raisons.
Avec la
matière, le périssable, la nature, les éléments, Astrid Cabral revendique le
territoire du corps jusqu’à la folie, coupe-moi la tête ! Cri brutal,
primitif, rêve et fantasme il est l’expression de la foi en la permance des
forces animales. En une autre réalité, une vérité où la perte et le don sont
indissociables , comme ils le sont dans l’amour véritable. Seul capable
d’emporter les amants au-delà de leurs limites, de leur opposition. De les
rendre complémentaires, tout en maintenant la tension indispensable à la
jouissance.
Pour la plupart les poèmes sont écrits d’un seul trait et rarement
retravaillés. A ceux qui s’en étonnent, elle répond préférer l’humain à la
perfection. Son instinct, cette force qui la lie à la nature lui étant
indispensable.
Coeur immense mer à battre
contre le quai de la poitrine:
aimer aimer aimer
Le portugais ancien disait mieux
en son archaïque féminin:
a mar baixa-mar preamar.
Ce poème, mieux que n’importe quelle explication témoigne du mouvement dont est épris le poète, celui de la langue, par et dans laquelle il se prolonge. L’Eros féminin y chante sans complexe, sans voile, sans aucune mise en scène, son désir éperdu.
Astrid Cabral, qui parle le français couramment, a traduit
librement ses poèmes dans l’élan qui lui est propre et ce n’est qu’ensuite que
nous avons ensemble relu sa traduction. Inutile d’insister sur les trahisons
inhérentes à toute traduction, mais dans ce cas présent faire part de la joie,
voire de la jubilation que l’auteure a tiré de cet exercice périlleux.
Seule à bord, elle n’a pas hésité à franchir la frontière entre
une langue et une autre. et ce d’autant plus que c’était pour elle la
possibilité d’une réécriture, dans l’autre langue.
* toutes les citations sont tirées du texte autobiographique d’Astrid Cabral
«Un pied sur terre, l’autre sur la lune
S.P (note d’éditrice)
O
anjo bom
Entre
montanhas de roupas
e
colinas-pilhas de louça
afogava-se
nas águas
de
pias, tanques, baldes
e
mágoas represadas.
E
perseguia a poeira
e
a fome num desvelo
que
era novelo sem fim
desenrolando-lhe
os dias.
Onipresente,
mas tão muda
que se fazia invisível,
era o anjo bom do lar
-- exilada sem asas –
no chão do seu inferno.
Le
bon ange
Sous
les monts de linge
et
de vaisselles entassées
elle
se noyait dans les eaux
d’éviers,
lavoirs, seaux
eaux
du ressentiment.
Elle
poursuivait
la
poussière et la faim
avec
la pelote de son zèle
se
dévidant sans fin.
Omniprésente
et si muette
qu’elle
en devenait invisible.
Elle
était le bon ange du foyer
--
exilée et sans ailes‒
au rez-de-chaussée de son enfer.