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mardi 9 octobre 2012




Cœur sans frein ou pour la renommée de l’amour
                                                  Par Sylvia Miranda

Cœur sans frein (2012) de la poète brésilienne Astrid Cabral vient de paraître chez Les Arêtes, dans une édition bilingue,  traduit du portugais par l’auteure, et c’est un évènement, non pour la rentrée littéraire mais pour la littérature elle-même. Astrid Cabral appartient à une lignée de poètes touchés par le feu,  le secret, par ce qui se condense à l’intérieur, sans hâte,  sûre de son talisman : l’amour.
Ce secret, formé en elle au sein de  la nature de son Manaus natal, entre la forêt et les rivages de l’Amazone, habitant la splendeur exultant du corps,  a connu la maturité étrange, les conventions et les longs silences, le stigmate de la femme, la ténacité de l’ « archaïque féminin » (« Cœur/mer »). Astrid Cabral n’a pas des dizaines de livres à son actif, mais ceux qui sont parus resteront pour nous dire  « Cet amour défie tout / et s’offre sans retour. / Il fleurit entre / l’absence d’espoir / et à des lieues du désespoir. / Fort jusqu’à la mort. //  Intégral. » (« Amour cactus »). Oui, « intégral », absolu, mais aussi  intègre, l’amour qui ne se négocie jamais. Les vers d’Astrid sont souvent des polysémies, puissantes et délicates, ils sont courts mais variables, d’une claire intelligence, ils jouissent dans le plaisir et les bonheurs, mais sont loin du débordement.
Ce livre réunit quelques poèmes déjà publiés en portugais et plusieurs inédits. Ce n’est pas une anthologie traditionnelle. Organisée sur la base d’une chronologie émotionnelle plus que temporelle, ce sont les émotions les plus frappantes de son parcours vital, esthétique et spirituel qui  nous guident.  Avant tout  ce livre est  écrit pour la « renommée de l’amour », pour reprendre le titre d’un poème du poète péruvien César Moro, et pour confirmer que rien n’a été perdu quand l’amour a été notre maitre.
          Les premiers poèmes ont la magie de ce qui part  de  la terre, des racines, des plantes, du plus élémentaire du corps. Ainsi la poésie, l’amour, la nature et les états primitifs se mélangent avec la force de ce qui est sauvage : minéraux,  entrailles, déluges et  incendies. Le poète peut trancher : « À la poubelle raisonnements » (« Révolution »). Les amants sont des « animaux sans collier / ensemble nous éclairons le jour / aux chutes des lumières /des étincelles que nous / êtres primitifs engendrons /de la friction de pierres /de nos sexes vifs. » (« Le feu »).  Poèmes de l’amour heureux, de la fusion et de l’exaltation des corps, ils gardent tout leur mystère, et se maintiennent dans leur  assurance, leur épanouissement. Comme dirait Astrid, ils sont, en même temps, «Lyrique et lubrique ».     
Dans ces premiers poèmes apparaît,  furtif,  le thème religieux : le jardin céleste opposé au jardin terrestre où les amants jouissent en mangeant la pomme (« Paradis ») et dans « Union »,  le commencement de la création c’est la chair, pas le verbe : « La chair, parole première », la chair « gloire divine ». Dans « Miracle », c’est la surprise, l’émerveillement du corps devant la lumière : « et la nuit devient jour / à l’horizon du corps. ». Une religion qui est contredite par une foi dans la nature et dans le plaisir. Dans le climax de cet amour, le feu et la lumière ne font qu’un, tout étonnant et si précis, «jet de lumière » (« Climax »).
Par la suite, Astrid affronte l’un des sujets les plus élaboré de son œuvre, la révolte contre le destin quotidien de la femme : le foyer, lieu merveilleux devenant peu à peu prison, qui plus est pour un poète femme. Ces poèmes  nous impressionnent par leur exploration rigoureuse,  mise en scène et bilan d’une vie coupée en deux, entre les exigences pratiques et morales du quotidien et le besoin de ne pas se laisser anéantir. Avec une fraîcheur, une franchise et une précision, peut-être parce que « La douleur (lui) demande / un soin raffiné » (« La copine »), la femme poète se libère du fardeau, nettoie son visage, décortique la vie commune. Munie d’une fine ironie elle réfléchit sur le temps passé, sur la fragilité de l’amour, sur la lassitude, sur « Laisser la plaie / devenir cicatrice. », avoir « Le sourire fracturé » (« Des marches en enfer »). Cette façon d’agir, pas à pas, sûre d’elle-même, nous indique que le secret a bien été conservé. L’amour résiste et transforme le monde: «La fin n'est pas une catastrophe / mais un état de grâce. » (« Désastres de l’amour »).
La dernière révolte sera  contre le temps et la vieillesse. Les souvenirs, l’absence et la mort se font présents. Tous ces thèmes se déploient dans une écriture riche en comparaisons, jeux de parallélismes (« Hors de prix »), avec une grande richesse d’images et de métaphores comme : « Dans le charbon de la nuit / venue d'un autre monde / une chauve-souris me pousse / au plus fond d'un puits » (« Crime entre les draps »). La poésie d’Astrid Cabral n’abandonne jamais ni l’image ni le rythme, comme protégée, parmi les rimes et les strophes. Sa poésie a la rigueur et la souplesse de la musique.
En lisant ses pages, une émotion nous saisit qui nous réconcilie avec la vie, avec le plaisir,  parce que la voix d’Astrid Cabral se réjouit, elle-même, de sa féminité  montrée sans contraintes, fière d’appartenir à cet « archaïque féminin » des éléments, de faire partie de l’héritage, de ce qui,  comme César Moro, éclaire  ses torches de bois résineux « Au renom du plus vieil amour ».

Madrid, octobre  2012.




Sylvia Miranda Lévano (Lima, 1966), est Docteur en Littérature Hispano-Américaine de l’Université Complutense de Madrid. Ses recherches traitent de l’imaginaire de la ville et de la poésie d’avant-garde péruvienne, en particulier les œuvres des poètes Carlos Oquendo de Amat, César Moro et Emilio Adolfo Westphalen. Elle a publié des essais et des articles dans des revues spécialisées. Parmi ses publications se trouvent les recueils de poésies: Como todos anduve en el invierno, Lima, 1990; Zita y otros poemas, Madrid, Catriel, 2001 (Prix Tomás Luis de Vitoria, Salamanca, 1994) et Poema del tigre y el mar, Madrid, Centro de Arte Moderno, 2004 (Plaquette illustrée d’une eau-forte de Sylvain Mâlet). Ses poèmes ont été inclus dans plusieurs anthologies de poésie péruvienne et Ibéro-Américaine. Son roman Memorias de Manú obtint le Premier Prix du roman court du Banco Central de Reserva del Perú en 1996. Parmi ses dernières Publications figurent l’essai Caminantes por una tierra baldía. T.S. Eliot y E. A. Westphalen. Una lectura transtextual de Las ínsulas extrañas, Madrid, Del Centro Editores et le recueil de récits Las mañanas sagradas, Madrid, Catriel, ambos de 2011.